Les saltimbanques de Beaubourg, et les autres.

Dès son ouverture, le centre Georges Pompidou a accueilli (avec plus ou moins de coopération et de bienveillance policière... les saltimbanques étaient en effet harcelés par les autorités) sur son parvis un grand nombre d'artistes de rue : saltimbanques, cracheurs de feu, clowns, jongleurs, musiciens, fakirs et autres personnages en tout genre et hauts en couleur, qui sont vite devenus partie intégrante du paysage. 
Dès ses débuts, Beaubourg ne fut pas uniquement le centre culturel, la bibliothèque... mais il fut aussi son parvis -la "piazza"- et l'animation quotidienne qu'on y trouvait.

Avec mes copines de lycée, on allait souvent voir les spectacles, au début des années 80, et écouter chanter Claude Reboul, ce personnage pittoresque, avec son foulard rouge et sa caquette toujours vissée sur la tête. C'était lui que je préférais. Je trouvais qu'il était un peu l'âme de Paris à lui tout seul, une sorte de Gavroche adulte ou de Poulbot géant. De nos jours, il continue de sillonner les routes de France avec ses instruments fabuleux, je crois.

Il faisait vraiment partie du décor, Reboul. Pas de Centre Beaubourg sans Claude Reboul. Non, vraiment. Beaubourg sans Claude Reboul, et les autres saltimbanques aussi, bien sûr, ce n'était plus Beaubourg. 

Je me souviens très bien de certains d'entre eux. Gilbert le mime, qui m'effrayait un peu (il semblerait qu'il y ait eu un autre mec nommé Gilbert, un cracheur de feu, mais je ne me rappelle plus de lui), Claude Reboul, qui commença sur la piazza comme cracheur de feu (mais je ne l'ai jamais vu faire à cette époque) avant de tourner les manivelles de ses orgues de Barbarie, je me souviens un peu de John Guez, et aussi d'avoir vu Mouna de temps en temps sur le parvis. Mais lui, il était plutôt "philosophe de la rue" et non saltimbanque. Et puis il y avait Banana, qui faisait son sketche debout derrière sa barricade métallique, et qui tapait sur sa banane à la fin de sa chanson en criant : "à la banaaaaa-NA !". Claude Reboul parle de lui dans l'interview que j'ai mise en lien plus bas. On le voit aussi en photo dans le livre pdf également mis en lien plus bas, mais sans sa barricade. La légende de la photo dit qu'il épluchait puis mangeait sa banane, mais moi je me souviens très bien l'avoir vu à plusieurs reprises taper dessus avec un bâton, ou une baguette de chef d'orchestre, je sais plus. Comme je ne pense pas qu'il ait eu un frère jumeau faisant le même genre de spectacles, c'est évidemment du même artiste dont il s'agit. Peut-être avait-il tout simplement modifié son spectacle au cours du temps.

Les cracheurs de feu nous impressionnaient, et on se disait tout de même que c'était un peu triste de voir que certains devaient prendre de tels risques pour parvenir à gagner leur vie. Cela dit, le public de Beaubourg donnait généreusement (je me souviens quand même que Banana ne faisait plus trop recette à la fin, je l'ai parfois vu faire son spectacle avec très peu de monde autour de lui, le pauvre), et certains saltimbanques, tels Reboul qui a pu s'acheter une ferme, ont réussi à bien vivre de leur art, du moins pendant un certain temps, et/ou sont devenus célèbres.

Il y avait ceux, comme John Guez, qui faisaient participer le public à leur spectacle, en piochant quelques personnes dans la foule. On avait toujours la trouille d'être choisies, du coup on reculait prudemment, voire on se barrait carrément, quand on les voyait venir (à tous les sens du terme !).

Ca fait tout drôle de revoir leurs visages sur les photos ou les vidéos que l'on peut trouver sur Internet! 
Parfois, je reconnais l'un d'entre eux sur une photo, mais suis incapable de mettre un nom dessus, et je dois trouver l'info sur internet.  
D'autres fois, c'est l'inverse. Je lis un nom qui me dit vaguement quelque chose, mais je n'arrive pas, sans faire là aussi une recherche plus poussée sur internet, à mettre un visage dessus.

Je ne sais pas vraiment si tous se connaissaient bien (ça, très certainement) et s'ils formaient une communauté. Claude Reboul dit dans l'interview qu'il n'y avait guère de solidarité entre eux, et qu'on laissait facilement tomber ceux à qui il arrivait quelque chose si, pour une raison ou une autre, on ne les aimait pas. 

Nous, on ne les connaissait pas personnellement, tous ces artistes, mais on les voyait régulièrement et ils étaient devenus des visages, et parfois des noms, familiers.

Car à Beaubourg, il y avait aussi "nous", les jeunes du coin qui aimaient bien venir sur le parvis. 
Fréquenter le parvis avec mes copines de lycée, au début des années 80, nous avait rapidement fait connaître beaucoup de monde car cet endroit (mais aussi le Forum des Halles), était le lieu de prédilection et de rassemblement de beaucoup de jeunes de l'époque, des hippies ou plus ou moins hippies (puisqu'il en restait encore), des artistes ou plus ou moins artistes, des routards, toutes sortes de gens, parfois en rupture avec la société, parfois pas du tout, mais qui tous avaient le contact facile.

Quand on se rendait sur le parvis, on rencontrait souvent les mêmes têtes, on se mettait à papoter et, peu à peu, ils devenaient des amis, du moins des connaissances. Et puis Untel connaissait Bidule qui connaissait Machin ou Chose, et on te présentait à tour de bras à tout ce petit monde... Du coup, lorsqu'on arrivait dans le quartier, on était sûres de voir quelqu'un de notre connaissance. Les gens allaient, venaient, disparaissaient un temps, puis refaisaient surface...

Parfois, certains disparaissaient pendant des semaines, voire des mois, puis on les voyait réapparaître au coin de la rue avec leur sac à dos et raconter qu'ils étaient partis en Inde, en  Afghanistan, en Turquie, au Moyen Orient, en Asie...  On n'a jamais su si c'était vrai ou pas, mais comme c'était encore le style de l'époque de faire ce genre de trucs (partir en stop avec comme seul bagage son sac à dos, faire la manche, avec ou sans guitare -activité de toute façon habituelle chez eux-, dormir à la belle étoile ou réussir à se faire inviter) et qu'ils avaient toujours des anecdotes pas possibles à raconter à leur retour, on a toujours admis que c'était la vérité, et aujourd'hui encore, je pense que leurs récits étaient véridiques. 
Le quartier était leur tout premier point de chute à leur retour. Ils savaient qu'ils allaient y croiser des amis, des têtes connues, des personnes charitables acceptant de les dépanner s'ils avaient besoin de quelques piècettes.

Nous avons assidûment fréquenté les cafés du coin à cette époque. Leurs employés nous connaissaient par coeur. Parfois, quand on passait une après midi ensemble, on mettait tout notre argent en commun dans une boîte, peu importait qui mettait quoi car il n'y avait pas de concurrence entre nous, et on partait tous bras dessus bras dessous au cinéma ou manger quelque chose à St Michel. 
Aucune des filles ne sortait avec aucun des garçons (et vice versa). C'était juste de la camaraderie, et ça n'allait pas plus loin.

Et puis il y avait les solitaires. On les connaissait, eux aussi, mais ils n'appartenaient à aucun groupe. L'un d'eux, un jeune homme toujours élégant, qu'on avait surnommé "l'antiquaire", fouillait les caves (sans autorisation, j'imagine) et revendait sur le trottoir ou dans les cafés du coin ce qu'il y avait déniché. Dans l'un de ces cafés (dont je tairai le nom, et pourtant il n'existe même plus, de toute façon) les serveurs en avaient tellement marre de le voir arriver avec son bric-à-brac qu'ils ajoutaient systématiquement du sel dans son café, afin de le faire déguerpir. Mais lui mettait un point d'honneur à boire son expresso salé-sucré jusqu'à la dernière goutte, en essayant de cacher ses grimaces de dégoût (on a testé, et je peux vous dire, si vous ne connaissez pas ce breuvage, que c'est vraiment dégueu) puis il y retournait quelques jours plus tard proposer d'autres marchandises.

Je me souviens d'une soirée qu'on a passée en sa compagnie, une copine et moi. Il faisait nuit (j'étais censée dormir chez elle, et elle était censée dormir chez moi...), le parvis était complètement désert, et lui, il est allé y planter, en plein milieu, non loin de l'entrée du centre culturel, une vieille table qu'il avait trouvée et traînée toute la journée (cherchant sans succès à la vendre quelque part), puis il est monté dessus et s'est mis à déclamer, aussi fort qu'il a pu, des poèmes de Rimbaud. A deux heures du matin.

Il y en avait un autre, un gars vraiment intelligent mais rebelle, qui avait un bac C (maths, c'est les anciennes appellations de l'époque) mention très bien en poche, mais qui avait choisi de ne pas continuer ses études afin d'em... sa famille bourgeoise qui voulait absolument qu'il fasse médecine. On le croisait de temps en temps. Il "zonait" à droite à gauche, et tapait les copains-copines qui voulaient bien lui donner un peu de fric. Nous, on trouvait que c'était un gâchis pas possible. D'abord, un Bac C, c'était quelque chose de prestigieux, pour nous, et puis notre bac à nous (pas du tout C), ça allait bientôt être notre tour de le passer, et si on avait la chance de le décrocher, on allait essayer d'en faire quelque chose ! Je dois avouer que je ne l'aimais pas beaucoup car il avait beau être intelligent, je trouvais qu'il y avait quelque chose de faux chez lui.
Je l'ai revu sur le parvis des années après, alors que je me rendais à la bibliothèque. Il se trouvait en compagnie d'une voyante. Il n'avait pas beaucoup changé. On s'est regardés, on s'est reconnus (on dirait les premières paroles d'une chanson !) enfin, je crois qu'il m'a également reconnue vu comment il m'a regardée, mais je ne suis pas allée lui parler. Même pas pour lui demander ce qu'il devenait. 

J'avais toujours, en règle générale, gardé une certaine distance prudente avec tous ces gens. Certains d'entre eux, qui vivaient à droite et à gauche, ont probablement mal tourné, mais il faut dire qu'ils n'avaient pas la chance, comme moi, d'avoir de la famille (ou alors ils étaient en rupture avec leurs familles) et des repères dans la vie, un phare pour vous guider. J'avais beau connaître quelques jeunes à la limite de la marginalité, je ne me suis jamais laissée entraîner dans leurs galères. 

J'ai fréquenté le parvis de Beaubourg et les gens que j'y avais rencontrés jusqu'en 1982, puis j'ai totalement pris mes distances et ne suis revenue dans le quartier que de temps en temps, pour les expositions, la bibliothèque, et parfois m'arrêter un moment pour écouter Reboul qui, contrairement à certains saltimbanques, n'avait pas plié bagages et était toujours au rendez vous. 

Le Beaubourg de cette époque était plein de personnages atypiques et un peu hors du temps, et avec les saltimbanques -fakirs, cracheurs de feu, artistes divers et variés- et les musiciens qui faisaient littéralement partie du décor, c'était un monde bien étrange et parfois un peu mystérieux. 

"Mais la plupart des gens qui ont connu ces artistes et l’ambiance de Beaubourg dans ces années-là ont le sentiment qu’il s’agit d’une époque révolue." lit-on dans le livre mis en lien ci-dessous. 
Et c'est tellement vrai !

Petite anecdote pour terminer, je me souviens qu'au tout début des années 80, le parvis était tellement propre qu'on s'y baladait parfois pieds nus quand il faisait beau ! On pouvait également s'allonger par terre pour prendre le soleil, et il nous est arrivé d'y pique niquer (sans poser la nourriture à même le sol, quand même... Nan, je dis ça parce que je vous voir venir, hein...) Je ne suis pas certaine qu'on pourrait encore faire tout cela aujourd'hui...


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Très intéressante Interview de Claude Reboul à la RTS (parfois le son se coupe, mais reprend ensuite). Reboul y parle de son enfance difficile, de ses débuts comme cracheur de feu, des saltimbanques de Beaubourg... Ca dure plus d'une heure mais ça vaut vraiment la peine d'écouter.

Livre passionnant pour en savoir plus sur les saltimbanques de Beaubourg. 

Voici une vidéo plus tardive, datant de 1989, montrant un artiste du parvis Beaubourg, puis Claude Reboul.



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